Souvenirs du Nova

Pour la rubrique « Nights to remember » du magazine Vice, et à l’occasion de la campagne de Supernova Coop, Elli Mastorou a demandé à cinq personnes qu’elles racontent leur premier souvenir, ou en tout cas un souvenir mémorable, du Nova. Vice ayant été brusquement fermé quelques jours avant la publication de cet article, le voici pour vous !

Gwen

« Mon tout premier souvenir du lieu : mes parents m’ont emmené voir des films là-bas quand j’étais tout petit. A l’époque ça s’appelait le Studio Arenberg. J’ai un vague souvenir de marcher à quatre pattes entre les rangées de fauteuils, un jour où on était allés voir Barry Lyndon, et que je n’arrivais pas à être attentif au film…

La première fois qu’on est rentrés dans ce qui allait devenir le Nova, ça devait être entre le 10 et le 15 novembre 1996. Depuis la rue, on ne voyait rien à part le volet fermé. Mais dans le dossier à l’urbanisme, on avait vu que la KredietBank avait obtenu un permis de démolir pour en faire des bureaux, mais que les travaux n’avaient jamais été faits. On supputait qu’il y avait donc encore une salle de cinéma là-dedans. 

« On » c’était Françoise Hoste, Katia Rossini et moi. A l’époque, il y avait beaucoup de terrains vagues et de bâtiments vides dans le centre de Bruxelles, et il y avait cette dynamique d’occuper ces espaces de l’une ou l’autre manière. Après les projections itinérantes comme le Kino Trotter, ou le Cinéma Legumen, on a commencé, au départ, un peu comme un délire, à discuter de l’idée d’ouvrir une salle fixe plutôt que de projeter des films à gauche à droite. On n’avait pas des idées très précises, mais on savait qu’on voulait montrer des films indépendants qu’on ne peut pas voir ailleurs… On voulait trouver une salle qui avait été un cinéma, et la ramener à sa première fonction.

Alors on s’est mis à chercher, on a visité plein de salles dans le centre… et puis on a découvert ce bâtiment vide, qui appartenait à la banque flamande KredietBank. Avec le soutien du Beursschouwburg, et d’Henri Simons, l’échevin de l’urbanisme de l’époque, on a obtenu un rendez-vous avec la KredietBank et on leur a proposé cette idée. Et ils ont dit OK, on vous le passe pour 2 ans. Ils n’ont pas fait ça par bonté d’âme, ils prévoyaient de quitter bientôt tous leurs bureaux dans l’îlot. Dix ans auparavant ils avaient fermé ce cinéma mythique de Bruxelles, qui existait depuis 1935, pour agrandir leurs espaces, ça avait fait un tollé, il y avait eu des pétitions, c’était quand même scandaleux. Et dix ans plus tard, le fait de découvrir qu’en fait, ils n’en avaient jamais rien fait… je crois que c’est ce qui a fait qu’ils ont dit oui.

On a visité mi-novembre pour la première fois, c’était un dépôt de vieux meubles !  Tout a été super rapide : le chantier, la première ouverture avant la fin des travaux le 31 décembre, avec une performance et une soirée… et puis le 23 janvier, c’était l’ouverture officielle. Mais on pensait qu’on n’avait que 2 ans devant nous, donc on était dans l’urgence. Avant de l’appeler « Nova » d’ailleurs, le nom du projet, c’était « Cinéma d’urgence ».

Je me souviens de la signature bail, dans un des bureaux de la KredietBank, qui était en fait une espèce de salon incroyablement cossu avec vue sur la Grand Place. C’était drôle parce que c’était deux mondes différents. Nous, on était des espèces de chômeurs miteux, qui sortaient tout poussiéreux du chantier. Et face à nous, des banquiers en costard chic avec des montres en or et des chaussures en croco (rire).  

La plupart du temps, pendant les premiers mois après l’ouverture, beaucoup de spectateurs qui arrivaient pensaient que le Studio Arenberg avait réouvert. C’étaient souvent des gens assez âgés, qui avaient fréquenté l’Arenberg jusqu’à la fermeture dix ans plus tôt, et qui revenaient, comme si le lieu n’avait jamais fermé ! Ils redécouvraient l’endroit qu’ils avaient connu, un cinéma plutôt cossu, décoré… qui était désormais comme après un bombardement, avec les murs arrachés… Ils étaient un peu horrifiés ! »


Raissa

« Pourquoi j’aime le Nova ? Parce qu’il incarne cet esprit familial, chaleureux et convivial, qui fait aussi partie de l’identité de notre festival Pink Screens. C’est pas pour rien que c’est au Nova qu’ont lieu la plupart des grands rassemblements du festival, nos activités, nos fêtes, les lectures lesbiennes… Le Nova c’est un peu le « cœur » du Pink Screens, c’est là que les gens se retrouvent, se réunissent. Parce qu’iels ont envie d’être là, de s’investir dans autre chose qu’un projet de vie personnel, quelque chose de collectif, de commun. Le fait qu’il existe encore des espaces comme ça, qu’on puisse les créer, en investissant chacun et chacune un peu de notre temps, ça me touche énormément.

Le Nova ne ressemble à aucun autre cinéma à Bruxelles. Même s’il y en a d’autres que j’aime beaucoup, et qui vibrent à travers d’autres événements tout au long de l’année, le Nova c’est un lieu particulier. Déjà de par son histoire, et la manière dont il est investi, par les gens, par l’équipe. S’il disparaissait, ce serait symbolique de quelque chose, ça veut dire que c’est tout un modèle et toute une façon de faire les choses et d’être ensemble qui disparaitrait. C’est un lieu qui permet de créer des formes d’utopie, des façons de contrecarrer le capitalisme, et c’est pour ça que c’est important que le Nova reste. Pour tout ce qu’il symbolise. Et aussi parce que c’est un lieu où tout le monde se rassemble. C’est un lieu à la fois extrêmement queer, et à la fois t’as des gens pas queer du tout qui vont y passer. Des gens pas forcément d’accord entre eux, qui ne se croiseraient pas forcément ailleurs se croisent au Nova. On peut théoriser autant qu’on veut le vivre-ensemble, mais voilà, au Nova, il est concret. Il y a des tas de gens avec qui je ne boirais pas une bière mais qui passent au Nova, et c’est autant leur lieu que le mien. Et tout le monde le respecte, tout le monde est bienvenu. C’est un lieu où des personnes de différentes classes sociales se sentent autorisé-es à entrer, parce que ça n’a pas l’allure d’une institution culturelle où tu pourrais être intimidé. C’est pour toutes ces raisons que le Nova doit continuer d’exister. » 


Dany

« Je suis né en République Dominicaine, et j’ai grandi en Italie. Durant mes études d’histoire du cinéma à l’université de Trieste, j’ai rencontré une fille en Erasmus qui venait de Belgique. De fil en aiguille, un amour est né, et quand j’ai terminé mes études, je ne savais pas trop quoi faire, alors elle m’a dit viens à Bruxelles voir si ça te plaît. Avant d’y aller, je me suis renseigné sur ce qu’il se passait niveau cinéma, et je suis tombé sur la page du Nova. Je leur ai écrit en me présentant, et j’ai demandé à venir les voir – en Anglais, parce qu’en plus j’arrivais sans connaître un mot de Français. On m’a répondu pas de problème, quand tu arrives à Bruxelles, passe nous voir.

Je suis arrivé à Bruxelles fin 2008. Le temps de m’installer un peu, début 2009 j’ai passé pour la première fois la porte du Nova. J’ai commencé comme bénévole au bar. J’étais vraiment nul en Français, je baragouinais trois ou quatre mots tout au plus (rire), et je dis toujours que c’est là que j’ai appris à parler le Français : derrière le bar du Nova. Je prenais des cours à côté, mais c’est vraiment en me confrontant à la langue à chaque fois que j’étais derrière le bar que j’ai appris à le parler. Le Nova pour moi, c’est comme une deuxième maison à Bruxelles, une maison qui m’a accueilli, sans soucis ni a priori. Ça m’a permis de me créer une identité à moi ici à Bruxelles, parce que je n’avais pas d’amis, pas de réseau, j’étais toujours avec les amis de ma copine… Je me suis créé un espace à moi. Je ne serais pas là où je suis aujourd’hui sans ce passage au Nova. 

Ça m’a aussi permis de m’enrichir au niveau culturel, cinématographique : j’ai vu au Nova des choses que je n’aurais pas vu ailleurs. C’est là que j’ai rencontré des personnes qui sont aujourd’hui mes meilleurs amis. Le truc incroyable c’est que même j’ai rencontré un autre Dominicain ! Pour moi c’était impensable parce que déjà je me considérais comme un Dominicain « atypique », parce que bon, les Dominicains ils vont surtout dans des fêtes de salsa, merengue, ils sont très machos… Je ne m’attendais pas à tomber sur un autre « Dominicain bizarre » comme moi, en plus au cinéma Nova (rire).  

Aujourd’hui encore, le Nova est mon point de repère. Quand je peux, je passe, pour voir un film, boire un verre… Pour moi c’est une petite oasis dans le centre de Bruxelles. Tu peux être toi-même là-bas, t’arrives là, y a pas de jugement… Tu te sens bien, tu te sens accueilli. En général quand tu arrives dans un bar, seul ou avec ton groupe d’amis, c’est difficile d’entrer en interaction avec d’autres gens. Au Nova chaque fois que j’y vais je rencontre des gens différents, je parle avec des gens que je ne connais pas, de cinéma, de politique, on boit des bières… C’est facile. Ça reste un lieu où c’est facile de créer du lien. En tout cas pour moi.

L’engagement politique du Nova est important aussi pour moi, c’est nécessaire d’avoir des lieux culturels qui ne se cachent pas, qui sont dans la militance ouvertement, qui ne se cachent pas par peur de perdre des subsides, ou pour d’autres raisons politiques. C’est pour ça aussi que je me sens bien là-bas. 

UN SOUVENIR : En 2017, lors du festival Africa is (in) the future. Le fait de voir tout ce travail, tous mes efforts de programmation et de conception se concrétiser, prendre forme au Nova, qui était comme ma famille, c’était fort. Je pense notamment à la soirée du samedi soir avec le groupe Gato Preto : voir la salle remplie, les gens danser à fond, sur des sonorités africaines hybrides, de l’électro avec des percussions, des machines qui envoient des basses… Je me suis dit, wow, c’est moi qui ai fait ça ? C’était incroyable. C’est vraiment un souvenir qui m’a marqué. » 


Léole

« Je suis arrivée à Bruxelles en 2016 pour étudier à l’INSAS. Avec les gens de ma promo, on fréquentait beaucoup la Cinematek. Et puis à un moment, on a découvert le Nova… Je crois que c’était au Pink Screens 2017, pour « Les Garçons Sauvages » de Bertrand Mandico. J’étais à Bruxelles depuis quelques mois à peine, et je me souviens très bien d’arriver au Nova et me dire « Oh wow ». C’était super gai de découvrir un lieu comme ça. On s’est tout de suite dit que c’était un lieu génial. 

De notre côté, on s’était attelés à dynamiser le cinéclub de l’INSAS, et on a tout de suite vu un potentiel de collaboration avec le Nova. Une petite bande parmi nous était assez passionnés par le travail de Jean-Pierre Mocky, et comme il était encore en vie, on voulait essayer de l’inviter –  en plus on trouvait que ça collait bien avec l’esprit du Nova. Du coup on les a contactés, ils étaient hyper enthousiastes ! Iels ne nous connaissaient pas du tout, mais il n’y avait pas beaucoup de liens avec les écoles de cinéma, donc ils ont sauté sur l’occasion…

Voilà comment on s’est retrouvés à programmer tout un week-end autour de Jean-Pierre Mocky. On l’a fait venir, il est venu avec sa fille Olivia. C’était en 2018, donc il était déjà assez âgé, il est décédé l’année d’après d’ailleurs. On appréhendait un peu sa venue, parce qu’on sait que c’est un personnage subversif et un peu intenable, et effectivement ça a été le cas (rire). Mais c’était quand même super drôle de passer le week-end avec lui, entre l’INSAS et le Nova, à se balader dans la ville… On a projeté 5 de ses films au Nova en 35 mm, dont La Cité de l’indicible peur, Une Nuit à l’Assemblée nationale, Solo… C’était un super week-end.  

Le Nova pour moi c’est un laboratoire d’expérimentations d’intelligence collective, et de fonctionnement collectif. C’est un lieu d’une grande richesse, et c’est aussi pour ça que les gens y viennent. Pour l’effervescence que ça peut créer. On se rend bien compte qu’il y a une atmosphère différente quand on arrive au Nova, qu’on est face un truc hors du système classique. Ça bouge un peu les lignes, quoi. 

C’est un lieu chargé de récits, d’histoires collectives. Le plus représentatif de ça, c’est la cabine, un lieu vraiment emblématique du Nova : le principe dans la cabine, c’est que tout ce qui est posé ne sera jamais retiré. Donc il y a des couches et des couches d’affiches au mur, de mots que les gens se laissent, de notes techniques sur des films… Tout ça s’accumule depuis 27 ans, et cette cabine est magnifique, elle n’a rien à voir avec une cabine de cinéma toute froide avec des ordis, elle a une âme. Au moment de Sainte Soline j’avais laissé un écriteau avec marqué « Le peuple se soulève » et je sais qu’il sera pas retiré, il a été déplacé, mais je sais qu’il va rester… Jusqu’à ce qu’il tombe ! »


Elli

« Mon souvenir préféré du Nova, c’est cette nuit de 2021, durant le deuxième confinement. A l’époque où les magasins de la rue Neuve étaient ouverts mais que les cinémas restaient fermés, on avait décidé, avec un groupe d’êtres humains énervés du milieu culturel, d’« occuper » la Monnaie. Je mets ça entre guillemets, car on avait négocié ça avec la direction avec l’aide des syndicats, et que seuls celles et ceux d’entre nous qui s’étaient gentiment pliés au test Covid demandé avaient obtenu le droit de dormir à l’intérieur de l’opéra. Pendant deux semaines entre fin avril et début mai, on a organisé quotidiennement des tribunes artistico-politiques sur le parvis devant la Monnaie, défiant les interdictions de se rassembler, de danser, de chanter, de résister aux injonctions à rester gentiment chez soi – sauf pour consommer des produits non culturels de première nécessité. Le tout à quelques mètres du Nova, officiellement fermé, mais dont l’aura veillait sur nous et dont l’équipe nous soutenait, officieusement ou pas. Quand on envoyait des communiqués, ils étaient les premiers à les relayer. Et une fois le soir venu, une fois les tribunes terminées, comme on ne rentrait pas tous à la Monnaie, on se glissait comme des petites souris sous son grillage fermé. C’est là, dans la cave à côté du bar, sous les yeux amusés et bienveillants de l’équipe, qu’on tenait nos réunions secrètes, qui se finissaient parfois en fête. Ce soir-là, après l’effervescence des discussions, on a lâché la pression en dansant sur de la musique à fond, clope au bec, bravant les interdictions. Ce soir-là, une généreuse donatrice nous avait fait livrer des pizzas. Dix boîtes empilées, qu’on a emmenées au Nova depuis la Monnaie. On a mangé, on a ri, on a crié, on a sauté de joie, on a hurlé les paroles des chansons qui passaient. Quelqu’un s’est mis torse nu, et cinq minutes après, la moitié d’entre nous avait suivi, moi y compris. Sans pudeur, sans gêne, sans hésiter. Dans cette période sombre, confinée, désespérée et hautement réglementée, je garde précieusement ce souvenir dans ma mémoire, d’un bref et pur moment de liberté. »

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